Je me souviens.
Blottie dans le
ventre de ma mère, dans sa douce chaleur. A l'abri.
Je ne m'en suis pas
rendue compte tout de suite.
De quoi ? Je ne
sais pas.
Je ne sais plus.
Ah, si.
L'autre, je ne
l'avais pas remarqué.
Je crois qu'il ne
m'avait pas remarquée non plus.
Je pensais qu'il
n'était qu'une partie de ma mère.
D'ailleurs je n'avais pas tout
à fait tort.
Et puis j'ai
entendu quelque chose.
« Qui es-tu ? »
C'était la
première question de mon frère.
Je n'ai pas répondu
tout de suite.
Qui suis-je ?
« Je ne sais pas.
»
Sa réponse a fusé.
« Moi non plus. »
La mienne s'est
faite attendre.
« Où es-t-on ? »
«
Je ne sais pas. »
Le reste, je ne m'en souviens plus.
Je
crois que nous nous sommes endormis, c'était
notre première conversation et nous
n'étions pas habitués à rester éveillés si longtemps.
J'alternais
les longues périodes de léthargie et les instants
où j'étais éveillée.
Petit
à petit, je dormais moins.
Je
ne sais pas quand est-ce
que nous avons communiqué
pour la seconde fois.
«
Tu as peur ? »
Cette fois-ci, c'est moi qui avait commencé.
«
Non, pourquoi ? »
« Je ne sais pas. »
«
Tu penses que nous sommes
seuls ? »
« Bien sûr que non. Il y a nous, et maman. »
Il
y a eu un silence.
«
C'est qui maman ? »
Je n'ai pas répondu.
Je ne savais pas.
Enfin
pas vraiment.
Nos
conversations étaient de plus en plus longues. Petit
à petit, nous nous
découvrions.
Il
posait tout le temps des questions.
J'essayais
d'apporter des réponses, mais
souvent je ne les avais pas. Parfois c'était le contraire.
«
Tu penses qu'il y a un
monde dehors ? »
« Bien sûr que non. Le monde, c'est maman. »
Il
a paru triste.
«
Je ne sais pas qui est
maman. »
«
Tu ne l'entends pas ? Parfois elle chante, et
elle essaie de nous toucher. »
«
Non. »
J'ai
attendu.
«
Elle n'est pas la seule à
chanter. »
Les
jours suivants, j'ai fait attention à ce qu'il m'avait dit.
C'est
vrai que parfois, il y avait des voix différentes de celle de maman.
«
Alors je ne sais pas. »
«
Quoi
? »
« Je ne sais pas s'il y a un monde dehors. »
Je
grandissais plus vite que lui. Nous
avons commencé à bouger. Très doucement, bien sûr, et cela nous
épuisait, mais l'ivresse
d'agir sur notre corps nous poussait à essayer de plus en plus
longtemps.
Un
jour, j'ai même fait un tour sur moi-même. Il était impressionné.
Il
a essayé, mais il n'a pas réussi.
J'ai
rit.
Ça
aussi, ça l'a impressionné.
«
Qui es-tu ? »
Cette
question revenait souvent, mais
aucun de nous ne savait.
Un jour, il a
répondu :
« Ce n'est pas la
bonne question. »
« Qu'est-ce que
c'est alors, la bonne question ? »
« Je ne sais pas.
»
Un jour j'ai bougé
un peu trop fort, et j'ai frappé maman.
Je m'en suis
énormément voulue. J'ai cru que maman ne m'aimerait plus.
Je l'ai dit à mon
frère.
« Comment peux-tu
savoir qu'elle t'aime ? »
« C'est maman. »
ai-je simplement répondu.
« Ça ne veut rien
dire. »
Il y a eu un
silence.
« Tu ne l'aimes
pas ? »
« Je ne sais pas
qui c'est. »
« Il n'y a pas
besoin de savoir. »
« Si. »
Et puis il n'a plus
rien dit.
Je grandissais
encore. Lui aussi.
Parfois nous
frappions notre mère, mais cela ne lui faisait pas mal. Je l'ai
compris quand je l'ai entendue rire. Quand elle riait, cela nous
faisait tressauter dans tous les sens.
J'adorais ça.
Et puis un jour,
nous avons tellement grandi que nous nous sommes touchés.
« C'est toi ? »
a-t-il demandé.
« Je crois. »
Notre lien s'est
renforcé.
Je sentais son
coeur battre, et je sentais quand il bougeait. Nous n'avions même
plus besoin de nous parler, c'était merveilleux.
Parfois, nous
tournions en même temps, et nous riions ensemble.
Mais notre
proximité est devenue handicapante.
Nous avions de plus
en plus de mal à bouger. Je sentais que mon corps était écrasé
contre le sien, et nous continuions à grandir.
« Tu as trouvé ?
»
« Trouvé quoi ? »
« La bonne
question. »
« Pas encore. »
Un instant.
« Je suis sûre
que tu vas y arriver. »
Finalement nous en
sommes arrivés au point où nous ne pouvions plus bouger du tout.
J'étais
impatiente, mais je ne savais pas pourquoi. Je sentais qu'il devait
se passer quelque chose, que nous étions arrivés au terme d'une
étape importante.
Et puis les
premières contractions ont commencé.
J'ai été la
première à être compressée vers le bas. Je sentais des
muscles qui me poussaient, me forçaient à descendre.
Mon frère aussi.
« Tu as peur ? »
« Un peu. »
« Il ne faut pas.
»
C'est vrai, il ne
fallait pas.
« Nous restons
ensemble ? »
« Bien sûr. »
Je sentais les
battements mon coeur s'emballer.
Pendant des heures,
notre monde s'est déformé. D'instinct, je me suis retournée pour
avoir la tête en bas.
Finalement nous
nous sommes habitués à cette étrange sensation. La peur a disparu.
Nous avons attendu la suite. Quelle suite ? Nous ne savions pas.
« Il se passe
quelque chose ! »
Mon frère avait
crié.
Je pouvais sentir
son inquiétude.
Bien sûr qu'il se
passait quelque chose, mais il ne parlait pas de ça. C'était
quelque chose d'autre.
« Ça ne va pas ?
»
« Je sens quelque
chose autour de mon cou. »
Il s'interrompit.
« Ça serre. »
Il était paniqué.
Moi aussi.
« Il faut que ça
s'arrête ! Maman doit arrêter ! »
Il ne m'a pas
répondu.
A présent j'étais
tétanisée.
« Maman !
Aide-nous ! »
Mais maman ne
m'entendait pas.
Elle ne nous aidait
pas.
Il se passait
quelque chose, et je ne pouvais rien faire.
La pression
continuait.
J'étais
inexorablement entraînée vers le bas, et je sentais qui ce qui se
passait était irrémédiable.
Derrière moi, mon
frère ne bougeait plus.
« N'aie pas peur.
N'aie pas peur. Tout va s'arranger. »
Je ne savais plus à
qui j'adressais ces mots.
« N'aie pas peur.
Nous restons ensemble. »
Lorsqu'enfin je
suis sortie à l'air libre, mon frère était mort. Etouffé par son
propre cordon ombilical. Une explosion de lumière perça à travers
mes paupières. Mes poumons étaient envahis pour la première fois
par de l'air qui embrasait mon corps tout entier. Je souffrais.
J'ai crié. J'ai
pleuré.
Je sentis une
partie de moi-même se déchirer. J'étais séparée de mon frère.
Pourquoi m'avait-on
arrachée à mon monde ?
Autour de moi, tout
le monde parut soulagé. Qu'attendaient-ils ? Que je crie ? Eh bien
j'allais crier.
Je me souviens.
Maman m'a prise
dans ses bras et m'a embrassée.
Je l'ai repoussée.
Elle nous avait trahis.
J'ai oublié le
reste.
Je me retourne
difficilement. Les sangles entravent mes mouvements.
Je ne peux même
pas bouger les bras, emprisonnés dans une camisole.
Je crie de rage.
« Calme-toi… Ça
n'arrangera rien. »
La voix apaisante
de mon frère résonne dans mon esprit.
- Tu as raison,
comme toujours.
« Tu vas leur
donner raison. »
- Quoi ?
« Ils pensent que
nous sommes fous. »
- Ils ne peuvent
pas comprendre.
« Bien sûr qu'ils
ne peuvent pas. »
Il y a eu un silence.
- Je sais pourquoi
la question sonnait faux.
« Pourquoi ? »
- Ce n'était pas «
Qui es-tu ? » qu'il fallait nous demander, mais « Qui sommes-nous ?
».
Il éclata de rire.
Il avait toujours eu un rire merveilleux.
Je souris.
- J'ai mis
longtemps à comprendre que nous n'avions pas été séparés ce jour-là.
« Avons-nous
jamais été séparés ? »
Je réfléchis.
- Je ne sais pas.