Frère et soeur

          Je me souviens.
          Blottie dans le ventre de ma mère, dans sa douce chaleur. A l'abri.
          Je ne m'en suis pas rendue compte tout de suite.
          De quoi ? Je ne sais pas.
          Je ne sais plus. 


          Ah, si.
          L'autre, je ne l'avais pas remarqué.


          Je crois qu'il ne m'avait pas remarquée non plus.
          Je pensais qu'il n'était qu'une partie de ma mère.

          D'ailleurs je n'avais pas tout à fait tort.

          Et puis j'ai entendu quelque chose.



          « Qui es-tu ? »



          C'était la première question de mon frère.
          Je n'ai pas répondu tout de suite.
          Qui suis-je ?


          « Je ne sais pas. »
          Sa réponse a fusé.
          « Moi non plus. »
          La mienne s'est faite attendre.
          « Où es-t-on ? »
          « Je ne sais pas. »

          Le reste, je ne m'en souviens plus.
          Je crois que nous nous sommes endormis, c'était notre première conversation et nous n'étions pas habitués à rester éveillés si longtemps.
           J'alternais les longues périodes de léthargie et les instants où j'étais éveillée.
           Petit à petit, je dormais moins.

           Je ne sais pas quand est-ce que nous avons communiqué pour la seconde fois.

          « Tu as peur ? »
          Cette fois-ci, c'est moi qui avait commencé.
          « Non, pourquoi ? »
          « Je ne sais pas. »
          « Tu penses que nous sommes seuls ? »
          « Bien sûr que non. Il y a nous, et maman. »
           Il y a eu un silence.
          « C'est qui maman ? »
           Je n'ai pas répondu.
           Je ne savais pas.
           Enfin pas vraiment.

           Nos conversations étaient de plus en plus longues. Petit à petit, nous nous découvrions.
           Il posait tout le temps des questions.
           J'essayais d'apporter des réponses, mais souvent je ne les avais pas. Parfois c'était le contraire.

          « Tu penses qu'il y a un monde dehors ? »
          « Bien sûr que non. Le monde, c'est maman. »
           Il a paru triste.
          « Je ne sais pas qui est maman. »
          « Tu ne l'entends pas ? Parfois elle chante, et elle essaie de nous toucher. »

          « Non. »

           J'ai attendu.

          « Elle n'est pas la seule à chanter. »

           Les jours suivants, j'ai fait attention à ce qu'il m'avait dit.
           C'est vrai que parfois, il y avait des voix différentes de celle de maman.

          « Alors je ne sais pas. »
          « Quoi ? »
          « Je ne sais pas s'il y a un monde dehors. »

           Je grandissais plus vite que lui. Nous avons commencé à bouger. Très doucement, bien sûr, et cela nous épuisait, mais l'ivresse d'agir sur notre corps nous poussait à essayer de plus en plus longtemps.
           Un jour, j'ai même fait un tour sur moi-même. Il était impressionné.
           Il a essayé, mais il n'a pas réussi.
           J'ai rit.
           Ça aussi, ça l'a impressionné.

          « Qui es-tu ? »
          Cette question revenait souvent, mais aucun de nous ne savait.
          Un jour, il a répondu :
          « Ce n'est pas la bonne question. »
          « Qu'est-ce que c'est alors, la bonne question ? »
          « Je ne sais pas. »

          Un jour j'ai bougé un peu trop fort, et j'ai frappé maman.
          Je m'en suis énormément voulue. J'ai cru que maman ne m'aimerait plus.
          Je l'ai dit à mon frère.

          « Comment peux-tu savoir qu'elle t'aime ? »
          « C'est maman. » ai-je simplement répondu.
          « Ça ne veut rien dire. »
          Il y a eu un silence.
          « Tu ne l'aimes pas ? »
          « Je ne sais pas qui c'est. »
          « Il n'y a pas besoin de savoir. »
          « Si. »
          Et puis il n'a plus rien dit.

          Je grandissais encore. Lui aussi.
          Parfois nous frappions notre mère, mais cela ne lui faisait pas mal. Je l'ai compris quand je l'ai entendue rire. Quand elle riait, cela nous faisait tressauter dans tous les sens.
          J'adorais ça.
          Et puis un jour, nous avons tellement grandi que nous nous sommes touchés.

          « C'est toi ? » a-t-il demandé.
          « Je crois. »

          Notre lien s'est renforcé.
          Je sentais son coeur battre, et je sentais quand il bougeait. Nous n'avions même plus besoin de nous parler, c'était merveilleux.
          Parfois, nous tournions en même temps, et nous riions ensemble.

          Mais notre proximité est devenue handicapante.
          Nous avions de plus en plus de mal à bouger. Je sentais que mon corps était écrasé contre le sien, et nous continuions à grandir.

          « Tu as trouvé ? »
          « Trouvé quoi ? »
          « La bonne question. »
          « Pas encore. »
          Un instant.
          « Je suis sûre que tu vas y arriver. »

          Finalement nous en sommes arrivés au point où nous ne pouvions plus bouger du tout.
          J'étais impatiente, mais je ne savais pas pourquoi. Je sentais qu'il devait se passer quelque chose, que nous étions arrivés au terme d'une étape importante.
          Et puis les premières contractions ont commencé.
          J'ai été la première à être compressée vers le bas. Je sentais des muscles qui me poussaient, me forçaient à descendre.
          Mon frère aussi.

          « Tu as peur ? »
          « Un peu. »
          « Il ne faut pas. »

          C'est vrai, il ne fallait pas.

          « Nous restons ensemble ? »
          « Bien sûr. »

          Je sentais les battements mon coeur s'emballer.
          Pendant des heures, notre monde s'est déformé. D'instinct, je me suis retournée pour avoir la tête en bas.
          Finalement nous nous sommes habitués à cette étrange sensation. La peur a disparu. Nous avons attendu la suite. Quelle suite ? Nous ne savions pas.


          « Il se passe quelque chose ! »


          Mon frère avait crié.
          Je pouvais sentir son inquiétude.
          Bien sûr qu'il se passait quelque chose, mais il ne parlait pas de ça. C'était quelque chose d'autre.

          « Ça ne va pas ? »
          « Je sens quelque chose autour de mon cou. »
          Il s'interrompit.
          « Ça serre. »
          Il était paniqué.
          Moi aussi.
          « Il faut que ça s'arrête ! Maman doit arrêter ! »
          Il ne m'a pas répondu.
          A présent j'étais tétanisée.
          « Maman ! Aide-nous ! »
          Mais maman ne m'entendait pas.
          Elle ne nous aidait pas.
          Il se passait quelque chose, et je ne pouvais rien faire.
          La pression continuait.
          J'étais inexorablement entraînée vers le bas, et je sentais qui ce qui se passait était irrémédiable.
          Derrière moi, mon frère ne bougeait plus.
          « N'aie pas peur. N'aie pas peur. Tout va s'arranger. »
          Je ne savais plus à qui j'adressais ces mots.
          « N'aie pas peur. Nous restons ensemble. »


          Lorsqu'enfin je suis sortie à l'air libre, mon frère était mort. Etouffé par son propre cordon ombilical. Une explosion de lumière perça à travers mes paupières. Mes poumons étaient envahis pour la première fois par de l'air qui embrasait mon corps tout entier. Je souffrais.
          J'ai crié. J'ai pleuré.
          Je sentis une partie de moi-même se déchirer. J'étais séparée de mon frère.
          Pourquoi m'avait-on arrachée à mon monde ?
          Autour de moi, tout le monde parut soulagé. Qu'attendaient-ils ? Que je  crie ? Eh bien j'allais crier.
          Je me souviens.
          Maman m'a prise dans ses bras et m'a embrassée.
          Je l'ai repoussée. Elle nous avait trahis.




          J'ai oublié le reste.





          Je me retourne difficilement. Les sangles entravent mes mouvements.
          Je ne peux même pas bouger les bras, emprisonnés dans une camisole.
          Je crie de rage.
          « Calme-toi… Ça n'arrangera rien. »
          La voix apaisante de mon frère résonne dans mon esprit.
          - Tu as raison, comme toujours.
          « Tu vas leur donner raison. »
          - Quoi ?
          « Ils pensent que nous sommes fous. »
          - Ils ne peuvent pas comprendre.
          « Bien sûr qu'ils ne peuvent pas. »
          Il y a eu un silence.
          - Je sais pourquoi la question sonnait faux.
          « Pourquoi ? »
          - Ce n'était pas « Qui es-tu ? » qu'il fallait nous demander, mais « Qui sommes-nous ? ».
          Il éclata de rire. Il avait toujours eu un rire merveilleux.
          Je souris.
          - J'ai mis longtemps à comprendre que nous n'avions pas été séparés ce jour-là.
          « Avons-nous jamais été séparés ? »
          Je réfléchis.
          - Je ne sais pas.

Le Saut Dimensionnel

Une fois n'est pas coutume, voici une rédaction que j'ai écrite pour un concours.
Thème : Vous êtes un(e) jeune adolescent(e) qui vient de recevoir un prix pour son premier roman de science-fiction. 
Vous devez inclure le lieu suivant : “salle des fêtes”.
Vous devez inclure le personnages suivant, en plus de vous-même : Un jardinier.Le lieu et les personnages donnés doivent apparaître clairement au moins une fois dans votre histoire. Vous devez faire entre 450 et 500 mots.
  
          Je descends de l'estrade, un peu abasourdie. Je suis si fière ! Pour la première fois j'ai bravé la surveillance du KARDIS, qui censure la science-fiction ! Il faut dire que le Saut Dimensionnel touche de plus en plus de personnes, et les auteurs de science-fiction, quand ils se retrouvent plongés contre leur grès dans leur propre histoire, ont peu de chances de s'en sortir.
        Mais je ne risque rien. Après tout, sur des centaines d'écrivains, seuls quelques-uns sont victimes du Saut Dimensionnel chaque mois, pourquoi est-ce que ça tomberait sur moi ? J'ai une pensée émue pour Christopher Paolini, qui s'est retrouvé téléporté dans le monde de son nouveau roman, il y a deux semaines. Son corps a finalement été retrouvé hier, après des recherches intensives et coûteuses, par les équipes du KARDIS dépêchées sur place… L'affaire a fait énormément de bruit. Son jardinier, qui l'avait vu disparaître sous ses yeux, est devenu l'invité de marque des plus grands journaux télévisés. J'ai compté, il est passé sur quarante-deux chaînes en tout.
          Soudain, un léger frisson remonte mon échine pour venir se loger au creux de ma nuque. Le Saut Dimensionnel me fait peut-être un peu peur finalement... Je regarde mon trophée, une statuette de licorne aux abois. Elle me redonne du courage.
          La licorne… devenue symbole de la lutte clandestine contre la censure de la science-fiction, c'est également le Prix Littéraire de Science-Fiction Clandestin Jeunesse, délivré chaque année. Et aujourd'hui c'est moi qui l'ait reçu ! Cette année, les rebelles ont dû prendre une quantité de précautions pour organiser la cérémonie. Ils ont dégoté une vieille salle des fêtes à l'abandon, disparaissant sous la végétation, pour y accueillir quelques centaines d'invités tout en garantissant une discrétion optimale. En repensant à la remise du Prix, je tremble encore d'excitation. A moins que ce ne soit de peur ? Je sais que chaque heure qui passe diminue un peu plus le danger de faire le Saut Dimensionnel, et qu'au bout d'une journée celui-ci est totalement dissipé, pourtant je ne peux empêcher la boule qui me noue le ventre de s'étendre.
          C'est donc d'un pas rapide que j'entre dans la ville la plus proche de la salle des fêtes désaffectée. Le premier quartier que je traverse est un quartier résidentiel. Un rebelle doit m'attendre quelques rues plus loin pour me reconduire chez moi.
          Tout à coup, j'aperçois un mouvement à ma droite. Tiens, c'est le jardinier qui passait tout le temps à la télé… qu'est-ce qu'il fait là ? Pas le temps de me poser plus longtemps la question, je sens que je bascule. Quelques instants avant que mon Saut Dimensionnel ne s'achève, je sens le regard du jardinier posé sur moi, et vois ses lèvres s'étendre en un sourire glacial.

L'histoire de la vie

          Rémi est projeté à toute vitesse hors de son cocon protecteur, en compagnie de tous les autres. Il n'a pas le temps, il le sait, il les voit tous qui s'élancent, un peu à l'aveuglette. Il en part dans tous les sens. Comment font-ils pour avancer, déjà ? Ah, oui, voilà, il faut bouger l'espèce de queue qui traîne derrière lui. Après quelques essais hésitants, Rémi s'élance lui aussi. Il n'a pas le temps, mais il sait qu'il vient d'être projeté dans une terrible course, un implacable contre-la-montre. Il est noyé dans une masse informe, il glisse entre ses congénères, il se cogne, il est attaqué de toutes parts par l'environnement acide dans lequel il se trouve, mais surtout il ne sait pas où aller. Personne ne le sait. Il doit juste atteindre le col de l'utérus, mais personne n'a jamais pu s'aventurer plus loin et revenir, alors il n'a aucune idée de ce qu'il devra faire après. D'ailleurs, la réussite de sa mission dépend en très grande partie de sa chance. Ils sont des millions à poursuivre le rêve de l'ovule, mais un seul le fécondera. Rémi veut être celui-là. Il voit Adrien, qui a été créé à peu près en même temps que lui, le dépasser. Adrien a toujours été un battant, c'était le plus rapide à l'entraînement. Rémi accélère encore un peu.
          Pendant presque une heure, il avance sans relâche. Autours de lui, les rangs se dispersent peu à peu, mais ils sont encore très nombreux, quelques millions. Rémi commence à douter. Et s'il s'était trompé sur toute la ligne ? Ils sont si nombreux, à chaque fois, à se tromper complètement… Et puis soudain, devant lui, il aperçoit quelque chose. C'est le col ! Comme tous ses congénères, il s'y engouffre à toute vitesse. Il débouche quelques minutes plus tard dans une immense cavité, dont il est incapable d'estimer les dimensions. Cela prend vite la forme d'un « V », et Rémi comprend que s'il veut avoir une chance de réussir, il doit choisir une direction. A gauche, devant ou à droite ? Pas le choix, pas d'indices.
          Droite. Il oblique légèrement, et continue son chemin, en coupant la route des spermatozoïdes qui ont choisi une autre direction. Bientôt, il ne sont plus que quelques milliers. Rémi fatigue. Quand arrivera-t-il enfin ? La masse qui l'entoure lui semble grossir, grossir, jusqu'à l'étouffer… Et puis tout à coup, plus personne. Enfin, presque, disons qu'ils ne sont plus que la moitié de ceux qu'ils étaient quelques secondes avant. Il a dû rater un épisode, un épisode important, et il ne s'en est même pas rendu compte. Voilà, il a fait une erreur. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est juste assez pour ne pas réussir. Si ça se trouve, il s'est trompé, et si ça se trouve il va juste errer pendant quelques jours avant de mourir… Comme tous les autres. Après tout, quelle chance a-t-il de réussir, lui, le plus chétif de sa promotion ? Il pense à Adrien. Lui, c'est sûr, il va réussir. Il va rencontrer l'ovule, et ensemble ils feront un magnifique bébé, pendant que Rémi crèvera tout seul. Oui, tout seul ! Parce qu'il a déjà perdu, et personne ne se souciera de lui, spermatozoïde parmi les spermatozoïdes. Autour de lui, le paysage se modifie lentement. Il prend la forme d'un long tunnel, mais il est encore gigantesque. Et puis après tout, pourquoi continuer ? Rémi s'arrête. Il se fait rapidement dépasser par ses congénères, comme lui en a dépassé tant d'autres. Il se recroqueville sur lui-même. Il est trop fatigué pour continuer, encore moins pour gagner. Et s'il ne gagne pas… eh bien, ça ne sert à rien de continuer.
          Les minutes passent, pendant que Rémi attend de mourir. Il s'ennuie profondément. Il se rappelle ses amis, qui doivent en ce moment-même être largués comme lui dans ce labyrinthe géant, mais qui ne pensent certainement pas à lui. La victoire rend égoïste. Alors il attend, pendant des heures, peut-être même un jour. Sa tête le fait souffrir, il a l'impression qu'il va disparaître, pouf, d'un seul coup. Plus de Rémi. Plus de soucis. Plus de rien. Mais la mort ne vient pas.
          Et puis, après tout, c'est si ennuyeux la mort, pourquoi ne pas essayer de continuer, et d'atteindre l'ovule? Alors, doucement, il se remet en route. Sa douleur s'estompe peu à peu, il fallait juste pour cela qu'il se remette en mouvement. Il ne cherche plus à avancer vite, mais à se ménager. Il ne faut surtout pas qu'il s'arrête. Bientôt, il dépasse ceux qui l'avaient dépassé avant. Ils sont en pire état que lui, mais il ne leur jette même pas un coup d'oeil. Il avait raison, la victoire rend égoïste. Et il se sent l'âme d'un vainqueur.
          Mais bientôt, il se sent surtout l'âme d'un vainqueur égaré. Il regarde autour de lui, il n'y a plus personne. Rémi est seul, et Rémi doute. Si personne n'est là, est-ce que c'est parce qu'il les a tous dépassés ? Parce qu'il est dernier ? Ou alors… il frémit. Pourvu qu'il ne se soit pas trompé de chemin. Il se souvient de son errance, quelques heures auparavant. Il ne veut surtout pas revivre ça. Alors, il écoute le silence. Et il se rend compte que quelque chose résonne, une mélodie douce et apaisante. Il s'arrête. Il n'a pas rêvé ! En se remettant en route, encore plus doucement, il entend la mélodie se rapprocher. Elle est calme, profonde et légère à la fois. Il ne peut pas s'en lasser. Il se prend à savourer son voyage en solitaire, plus, beaucoup plus que toute son existence passée. Car c'est la première fois qu'il est seul. Il se rappelle à nouveau ses amis. Où sont-ils ? De toutes façons, quelle que soit l'issue de cette grande course, il ne les reverra jamais. Alors, il leur dit adieu.
          Et il continue de suivre la mélodie. Elle s'amplifie de minute en minute, au fur et à mesure de son avancée. Il la goûte, la comprend, la complète. Et il se met lui aussi à fredonner. Il a l'impression d'en faire partie, il a trouvé sa seconde moitié. C'est sans surprise que, quand il atteint l'ovule, niché confortablement dans sa petite cavité, il entend la mélodie émanner de lui. De qui d'autre ? Et c'est sans surprise que, quand il le féconde, il entend la mélodie jaillir à l'intérieur de lui. Il se sent bien, et il se sent complet. Un peu vaporeux, peut-être, il ne comprend pas trop ce qui se passe ni ce qu'il pense, à vrai dire.

          Et puis, pouf, plus de Rémi. Il est maintenant autre chose, il est tout nouveau, et surtout, pour la première fois… il est vivant.

Sang-froid

          Je suis un peu assommé par toute la nourriture que j'ai récoltée, et j'ai du mal à me déplacer, encore plus à me déplacer en ligne droite. Je me heurte plusieurs fois à une fenêtre qui semble vouloir se mettre en travers de mon chemin. Je crois bien que je l'insulte, d'ailleurs. Enfin, j'arrive à sortir de la maison et à rentrer à la base. Il ne fait plus tout à fait nuit, et heureusement, sinon je ne sais pas comment j'aurais fait pour me repérer. Au final, je crois bien que c'est mon corps qui me porte tout seul, par habitude.

          Je n'ai pas tendance à me soûler autant, pourtant, mais hier soir la tentation était trop forte. Une famille entière d'humains endormie sur son canapé ! Je n'ai pas résisté, je les ai dévorés. J'ai aspiré leur sang, encore et encore, jusqu'à ce que la moindre goutte supplémentaire suffise à me faire exploser. Malgré tout, je suis fier de moi ! Ce n'est pas tous les jours que l'on en rapporte une telle quantité à la Reine. Dès que je suis rentré à la base, ses servantes se sont affairées autour de moi, ont prélevé tout le sang que j'avais aspiré, et l'ont expédié dans une immense pièce spéciale, reliée au reste de notre abri par un labyrinthe sophistiqué de galeries. Après quoi on m'a accordé un jour de repos.
         Un jour de repos ! Pour quoi faire ? Ces temps-ci, je suis tout le temps en effervescence, comme tous les membres de la colonie d'ailleurs, et ce matin ne change pas des autres. Nous auront bientôt assez de sang, dans quelques semaines tout au plus, et nous pourront enfin débuter l'élevage des petites créatures que nous avons découvertes quelques années auparavant.
          Je m'en souviens, enfin je m'en souviens à travers la mémoire de mes ancêtres, puisque plusieurs générations se sont succédées depuis. Nous étions en l'an 2033 sur le calendrier humain, et la Terre était de plus en plus menacée par ceux-ci, les mers noyées de pétrole, les airs envahis de carbone. L'éco-système entier courait à sa perte. C'est alors que nous avons décidé d'intervenir. Enfin, cela ne s'est certainement pas passé aussi facilement, mais je ne connais pas les détails, la mémoire inter-individu a ses limites. Toujours est-il que nous avons mis au point une arme bactériologique capable de s'occuper des humains sans s'attaquer aux autres espèces terriennes. Mais cette arme avait besoin de se nourrir, et de connaître sa victime… elle devait se nourrir de sang humain, beaucoup de sang. Et depuis toutes ces années, sans relâche, nous aspirons le sang des humains pour la nourrir. J'ai la chance de pouvoir assister au final de notre plan ! D'assister à l'extinction humaine !
          Il ne faut pas que je m'énerve trop. Dès que je pense aux humains, je suis trop énervé pour faire quoi que ce soit de bien, trop en colère... Mais je ne peux pas rester inactif ! Je vais plutôt m'inscrire à la chasse de ce soir. Celle qui m'accueille au centre d'inscription le plus proche me jette à peine un regard, mais après quelques explications je suis assigné à la chasse de vingt heures. Le point de rendez-vous est sur la plate-forme d'envol la plus proche d'ici.
          Vingt heures, cela me laisse du temps. Je le passe à préparer mon arsenal, à aiguiser mes armes naturelles, à faire briller mon armure de cuticule, à vérifier la composition de ma salive, qui peut se révéler d'une grande efficacité, malgré son caractère incongru.
          Après tout, les humains se sont préparés pour se défendre contre nous. La nuit, ils se calfeutrent en espérant nous échapper. Mais nous sommes implacables, et perçons leurs défenses, toujours, sans répit, aspirant leur sang, puisant dans leur force vitale. Nous les attaquerions directement, s'ils n'étaient pas aussi nombreux et s'ils n'avaient pas ce gaz, capable de nous tuer en quelques secondes. Des escouades d'humains tentent même de nous chasser en plein jour ! Ils y parviennent rarement, cependant. En plein air, la seule arme qu'ils possèdent contre nous devient terriblement inefficace, et ils se transforment en une proie de plus. Rien que d'y penser, le sang circule plus rapidement dans mon corps. Je déambule un peu, en attendant l'heure dite.
          Enfin, vingt heures approchent, et je me rends au point de rendez-vous. Tout le monde est déjà là. On nous explique que la cible est un dortoir d'enfants, à quelques kilomètres. Nous devons nous y introduire en silence, faire le plus de dégâts et aspirer le plus de sang possible sur nos victimes, et filer. Nous acquiesçons en silence, cela ne change pas du programme ordinaire. Nous nous envolons d'un seul mouvement. Je sens l'excitation de mes compagnons. Certains s'agitent frénétiquement. Le trajet me paraît durer une éternité, mais enfin nous arrivons.


          Nous entrons doucement par une fenêtre, laissée entrouverte. Aucun enfant ne nous a remarqué. Ce sera un massacre. Nous choisissons tous une cible avec soin. Les enfants les plus jeunes sont privilégiés, ainsi que les fillettes. Enfin, nous passons à l'attaque avec la rapidité de l'éclair. La plupart des victimes ne se réveillent même pas, mais d'autres s'agitent. Certains même font tellement de bruit qu'ils réveillent les autres, et bientôt tout le dortoir est en émoi. Les enfants crient, la plupart de leurs mots nous sont incompréhensibles, mais nous savons qu'ils appellent à l'aide, et nous comprenons que nous n'avons plus beaucoup de temps. Mes camarades et moi-même nous lançons à l'assaut des enfants les plus virulents, engrangeant le plus de sang possible, quand la porte du dortoir s'ouvre violemment. Un homme se tient devant, une bombe de gaz à la main. Dans la pénombre, il ne nous voit certainement pas, mais il s'élance tout de même courageusement. Il presse un bouton, et aussitôt après le gaz s'échappe. Je le vois au ralenti, se répandant en un nuage putride, un nuage de mort. Malgré mon agilité, je ne parviens pas à m'enfuir. Il pénètre par mes voies respiratoires, les obstruant implacablement. Je me sens défaillir. Ça aurait pu être une si belle mission ! Mais mes camarades et moi-même tombons, c'est fini. C'est tellement banal, tellement prévisible. Nous ne trouvons rien d'autre à faire que de nous écraser sur le sol, au milieu des cris des enfants. Je ne ressens pas de douleur, seulement de la haine contre les humains, contre toutes leurs idées préconçues, contre leur arme mortelle, contre leur nature même. Mais quelle importance ? Après tout, nous vaincront finalement. Ce n'est qu'une question de temps. Mes sens se ferment au monde extérieur plus rapidement que je ne l'aurais voulu. J'entends tout de même un dernier cri de l'homme : « C'est fini les enfants, ce n'étaient que des moustiques ! Vous allez juste vous gratter un peu ! »

Respirer

          Depuis quelques décennies déjà, le pétrole, les usines, les machines, les gaz chimiques et les pesticides, enfin, la course à la production industrielle, viciaient l'air ambiant. Mais l'humanité commençait à prendre conscience de la pollution engendrée, et désormais l'avenir était aux énergies propres et renouvelables, tandis que les maladies pulmonaires pullulaient. Tout le monde misait beaucoup sur les scientifiques qui, à tous coins de rue désormais, présentaient leurs nouveaux produits écologiques.
          C'est alors qu'un conflit se manifesta du côté de l'Orient. Les grandes puissances commencèrent à faire des alliances, des traités, de guerre ou de paix, et bientôt commença la troisième guerre mondiale, qui serait plus destructrice que toutes les précédentes. L'heure n'était plus aux champs fleuris, aux pays boisés et aux prairies propres, mais aux gaz meurtriers, aux armes destructrices et aux mélanges explosifs. Les victimes se comptèrent par centaines de millions.
          Quand la guerre cessa enfin, elle laissa derrière elle quelques centaines d'humains tout au plus, rabougris, affamés et apeurés. Tous les survivants étaient infectés par les armes chimiques de la guerre, et tous avaient la respiration sifflante et difficile. La guerre, tel un raz-de-marée, avait tout détruit sur son passage, et eux qui avaient autrefois été au sommet de la chaîne alimentaire se retrouvaient aujourd'hui être des proies faciles et démunies. Leurs nouveaux prédateurs, plus endurcis par la pollution que les précédents, voyaient tout, entendaient tout, sentaient tout. Désormais, pour survivre, il fallait ne plus faire de bruit, devenir invisible, imperceptible. Renoncer à sa nourriture s'il le fallait, et au sommeil pour être toujours en alerte. Être toujours plus silencieux. Désormais, pour survivre, il fallait ne plus respirer.